La diaspora arménienne de France a vécu cette semaine une séquence politique d’une intensité inédite.
Trois textes, trois réponses et trois visions du monde arménien se sont affrontés, faisant éclater au grand jour les fractures internes d’un système communautaire à bout de souffle.
Tout commence le 5 octobre 2025, à Marseille. 73 associations y annoncent la création du Collectif National Arménie-France. Une nouvelle structure, dont l’objectif : est de renforcer le lien entre la diaspora et la République d’Arménie autour des valeurs de souveraineté, de solidarité et de responsabilité.
Mais plusieurs observateurs notent que la participation de structures historiquement affiliées au CCAF, dont la JAF, le Hentchak et les frondeurs du CCAF Marseille, traduit une scission interne majeure, révélant que le front communautaire traditionnel est désormais fracturé de l’intérieur, coupé en deux.
Deux jours plus tard, Ara Toranian, co-président du CCAF et directeur du magazine Nouvelles d’Arménie, publie une tribune intitulée « De l’organisation du pluralisme ». Il y accuse le nouveau Collectif d’être un regroupement quasi intégral de la mouvance pro-Pachinian. Sous couvert de pluralisme, écrit-il, se cacherait une tentative de centralisation politique autour du gouvernement d’Erevan. Toranian évoque également la participation de 73 associations, sans toutefois les nommer. Mais reconnaît sur la photo de famille les principaux tenants du courant ex-pro soviétique (JAF-Hentchak etc.), ainsi que les responsables du Conseil Franco-Arménien de Daniel Kurkdjian, qui s’était posé en alternative au CCAF fin 2020, le courant « niçois » de Samson Ozararat traditionnellement porteur d’une volonté de rapprochement avec l’Etat turc, et toute une série de « petites » associations indépendantes ou plus ou moins sympathisantes de la famille « jafiste », considérant que ces alliances opportunistes ne peuvent qu’alimenter la confusion. Il met en garde contre le risque d’un “silence dans les rangs”, où le consensus remplacerait le débat, et la loyauté l’indépendance d’esprit.
Cette tribune, en apparence défensive, déclenche en réalité une onde de choc. Car pour la première fois, les critiques internes ne viennent plus seulement de la périphérie, mais du cœur même de la structure du CCAF.
Quelques jours plus tard, Arménie Info publie et relaie massivement le droit de réponse de René Dzagoyan, intitulé « La force du lien ». Dans ce texte dense et percutant, Dzagoyan démonte point par point les arguments de Toranian. Il reproche à ce dernier de réduire toute initiative à un schéma partisan, et de vouloir confisquer la parole publique au nom d’une unité factice.
« La force du lien, écrit-il, ne réside pas dans la peur de se diviser, mais dans la confiance partagée de pouvoir débattre sans se trahir. »
Son texte devient viral, salué comme un manifeste pour une diaspora plus libre, plus ouverte, et plus consciente de sa responsabilité politique, qui pulvérise l’argumentaire de toranian.
Mais la réaction d’Ara Toranian ne se fait pas attendre. Dans un long encadré publié sur le site des Nouvelles d’Arménie, il justifie la publication intégrale du texte de Dzagoyan, tout en attaquant violemment son auteur.
« Nous avons choisi de publier intégralement ce droit de réponse, bien qu’il ne fût pas mentionné dans l’article initial, simplement par souci d’équité et de pluralisme. »
Puis le ton devient plus acerbe :
« Cette interminable diatribe de 2 476 mots, d’une rare virulence contre la rédaction de NAM et d’une extrême violence contre le CCAF, illustre une logique de confrontation plutôt que d’union. »
Toranian rappelle que Pascal Chamassian, co-initiateur du Collectif, fut également, avec Alexis Govciyan et Michaël Cazarian, rédacteur des statuts “hybrides” du CCAF, face au projet concurrent de la FRA Dachnaktsoutioun, favorable au suffrage universel intégral. D’après un simulacre de vote qui a eu lieu à Lyon ou Toranian et Papazian se sont affrontés sur ce sujet ou le vote s’est conclu à 12-12, avant que le clan de Mourad Papazian ne s’abstienne après une crise d’Ara Toranian. En vérité c’était simplement une démonstration de force des deux cousins. Il ajoute que la JAF Marseille, aujourd’hui en rupture, avait pourtant voté en faveur de ces statuts. Pour lui, “feindre d’ignorer ce contexte relève de la mauvaise foi.”
La note éditoriale se conclut sur un ton paternaliste :
« Détruire est facile. Construire demande infiniment plus d’efforts. Gageons que l’esprit de responsabilité finira par prévaloir. »
Mais alors que la polémique fait rage entre NAM et Arménie Info, le clan dachnak entre à son tour dans la bataille. Sur certains canaux proches de la FRA, des militants s’empressent d’accuser le Collectif National Arménie-France de “servir la Turquie”. Une attaque déclenchée après la publication d’un tweet de la Fédération des associations turques de Suisse romande, déclarant :
« Dis-moi qui te soutient, je te dirai qui tu sers vraiment. »
Ce tweet visait directement les frondeurs du CCAF, et la présence de Samson Ozazarat, partisan de la paix avec la Turquie, qui œuvre pour le rapprochement avec l’Arménie depuis plus de 30 ans. mais ce sujet a été instrumentalisé par les milieux dachnaks pour discréditer toute forme d’opposition. Comme si Ozazarat n’avait pas œuvrer sous le mandat de Robert Kocharyan qui est aujourd’hui le candidat du parti dachnak. Rappelons que Kocharyan avec ter Petrossian étaient présent à la rencontre avec le leader des loups-gris de l’époque Turkesh dans les années 1990. Et loin de choquer, cet épisode a surtout mis en lumière le niveau de délabrement du CCAF : tous ceux qui s’y opposent sont désormais qualifiés de “turcs”, comme si la conscience critique de la diaspora était devenue une ennemie à abattre.
Dans ce contexte tendu, une voix s’élève avec constance : celle du Mouvement Arménien, présidé par Jacques Raffy Papazian. Dans sa tribune intitulée « La démocratie, sinon rien », Papazian appelle à un moratoire d’un an, supervisé par des personnalités neutres, pour organiser de vraies élections à la proportionnelle, libres, transparentes et ouvertes à toutes les sensibilités de la diaspora.
Il y dénonce le simulacre de réforme du CCAF, où seul un quart des sièges serait soumis au vote, assurant ainsi la reconduction du même pouvoir.
« Changer de nom sans changer de méthode, ce n’est pas réformer — c’est prolonger le même système. »
Le Mouvement Arménien réaffirme une ligne claire : une Arménie démocratique, souveraine et tournée vers l’Europe, et une diaspora actrice, lucide et indépendante.
Aujourd’hui, après la création du Collectif, la riposte de Toranian, la tribune de Dzagoyan, et la récupération politique du clan dachnak, le CCAF apparaît fracturé, affaibli et délégitimé. Ses contradictions internes ne sont plus dissimulées : elles éclatent au grand jour.
Dans ce paysage en recomposition, la seule proposition sérieuse, cohérente et démocratique reste celle du Mouvement Arménien : refonder la représentation communautaire sur le suffrage, la légitimité et la responsabilité.
Parce qu’il ne peut y avoir d’unité sans justice, ni de légitimité sans élection.
La démocratie, sinon rien.

